Des drums qui dansent comme dans un des légendaires enterrements de la Nouvelle-Orléans, des cuivres gorgés de soul, des guitares mêlant tous les blues et tous les folk… Hugh Coltman s’est offert un écrin sublime pour onze chansons dans lesquelles il fait entendre sa voix chaleureuse de routier des sentiments et de grand connaisseur des émotions humaines, toujours indulgent pour l’amoureux du soir, le paumé de l’aube ou le mélancolique du plein soleil… Who’s Happy ? demande son nouvel album. Personne et chacun, semble-t-il répondre…
Hugh Coltman a toujours été parfaitement lui-même sans jamais être là où l’on l’attend. Britannique vivant en France, ancien leader du groupe blues-rock The Hoax avant de se muer en songwriter folk-pop puis en quadragénaire explorateur du plus beau patrimoine du jazz. Une nouvelle facette de l’aventure d’un artiste qui a décidé de s’affranchir des frontières, des formats et des habitudes.
Au commencement, il y avait eu en 2012 un remplacement au pied levé de la chanteuse Krystle Warren pour un concert du pianiste Éric Legnini. Hugh Coltman découvre « la désinvolture des musiciens de jazz, qui sont plus rock que beaucoup de musiciens de rock’n’roll, qui ne jouent jamais le jeudi une chanson comme ils l’ont jouée le mardi, qui maîtrisent tellement leur sujet qu’ils peuvent tout se permettre. »
Le remplacement devient une aventure au long cours et un hommage à Nat King Cole – un album, cent vingt concerts. Hugh Coltman s’attend à « être lapidé par la presse, dans le genre « pour qui se prend-il, de faire un disque de jazz ? » Or Shadows, Songs of Nat King Cole est un succès éclatant et lui apporte la Victoire du jazz 2017 de la voix de l’année. Il serait logique qu’il embraye sur un autre album de reprises, et d’autant plus qu’il a entretemps retrouvé son groupe originel, The Hoax, et a enregistré avec lui Recession Blues, A Tribute to BB King.
« En fait, j’ai commencé à composer sans savoir où aller, mais en me disant que je n’allais pas me spécialiser dans les hommages, même s’il y avait de bonnes idées possibles. » Le déclic vient de la série Treme et de ses trésors musicaux. Hugh se remémore des plaisirs d’enfance autour de Kid Ory, Sidney Bechet, Fats Domino, puis Dr John ou les Meters qu’il a aimés sans savoir qu’eux aussi plongeaient leurs racines dans la Nouvelle-Orléans de la second line et des cuivres flamboyants. Il réécoute passionnément les grands maîtres fondamentaux, plonge dans CW Stoneking, bluesman revivaliste australien, ou Charles Sheffields, chanteur de r’n’b typiquement louisianais des années 60. Très vite, s’impose une conviction libératrice : « La musique de la Nouvelle-Orléans n’est pas forcément virtuose ; elle met en avant le cri essentiel. »
Et il lui vient aussi une réflexion existentielle centrale : « J’ai quarante-cinq ans, est-ce que je vais enfin me foutre de ce que pensent les autres ? » Il ira donc là où il veut, dans une Nouvelle-Orléans sur laquelle souffle l’esprit des Cubanos Postizos de Marc Ribot, le jeu de piano de Rubén González sur le titre Buena Vista Social Club ou les climats de Swordfishtrombones de Tom Waits – des sentiments forts, des gestes francs, des saveurs musquées, des réalités drues habillées des félicités heureuses de la musique…
Il veut beaucoup de musiciens, il veut retrouver les évidences apprises jadis chez Kid Ory, Muddy Waters ou Howlin’ Wolf – l’instinct, les cuivres qui déboulent en procession, l’impression par l’auditeur d’être dans la pièce et de voir tous les instruments… Il veut aussi, à la batterie, Raphaël Chassin, fidèle complice qui a aussi œuvré chez Miossec, Vanessa Paradis, Bernard Lavilliers, Charlotte Savary, Albin de la Simone… Et puis le guitariste Freddy Koella, le plus prestigieux et le plus discrets des Français d’Amérique – Bob Dylan, Willy DeVille, Odetta, kd lang, Carla Bruni, Francis Cabrel, Lhasa De Sela…
Freddy va coréaliser l’album. Il conseille à Hugh : « Ne fais pas de maquettes. » Résultat : « En deux semaines, j’avais la base de toutes les chansons », enregistrées dans sa cuisine à Montreuil, sur son téléphone. Une première semaine en Louisiane pour rencontrer les musiciens et se charger des histoires attrapées au vol de l’Amérique de Trump, qui feront la chanson Sugar Coated Pill. Puis six jours de studio avec des pointures de la Nouvelle-Orléans pour dix chansons originales et la reprise d’It’s Your Voodoo Working de Charles Sheffield.
De chanson en chanson, l’album passe de la pure autobiographie à l’humanité, de la déploration à l’espoir têtu, du blues européen à une lumière universelle… Civvy Street ouvre l’album comme un standard vénérable et implacable, All Sleeps Away évoque la maladie d’Alzheimer du père de Hugh Coltman, Little Big Man est pour son fils, Hand Me Down aborde les questions de transmission (avec l’incursion, en langue française canado-haïtienne, de Mélissa Laveaux)… Un voyage musical et existentiel entre confidences et grand spectacle, entre exploration d’un patrimoine phénoménal et inspiration féconde d’un artiste au sommet de sa créativité.