Tout a commencé à Los Angeles, où Ben L’Oncle Soul était parti prendre du recul comme autant d’avance. Ben est au volant d’une Monte Carlo beige, une Chevrolet charpentée chevronnés « Modèle 1972, V8 ». Un modèle à sa main, parfait pour tracer sa route, faire sa voie dans la ville de la « good life », où tout est beau : les filles, les palmiers, les restaus… « Dans la voiture, il y avait un chargeur 10 CD avec un disque : une compilation de Sinatra qui collait parfaitement avec l'ambiance du soleil et des palmiers... Une musique cinématographique ! Sinatra, c'est vraiment la voix de l'Amérique, le rêve incarné. »
Ce coup du sort déclenche un coup de foudre pour Sinatra. « Cette voix m'a guidé dans mon trip américain. » Ben, amateur de soul, se branche sur “The Voice” (La Voix) : il achète des vieux vinyles de Sinatra, « les classiques Capitol avec les pochettes mythiques, notamment les albums arrangés par Basie, l'as du swing pneumatique, de la superbe mécanique qui roule et déroule. Plus avant, il se documente sur la vie de celui dont on vient de fêter alors le centenaire, un personnage complexe aux multiples facettes. « Il m’a fallu entrer dans les textes, les mots et sa voix. Il y a peu de voix qui sonne comme la sienne : un grain qui donne des frissons. En live, c'est encore mieux que sur disques ! La maîtrise totale... J'ai grandi avec Otis Redding, et j'entends dans celle de Sinatra les années de travail, les hauts et les bas. C’est tout cela qui me touche. Ce ne sont pas des chansonnettes, c'est un répertoire extrêmement bossé, des mélodies qui me rappellent la soul. »
Ce n’est pas la première fois qu’il suit une voix pour se faire la sienne. Bien entendu, il y a eu « Soulman ». Mais il faut aller au-delà de ce succès. Tout comme il faut dépasser sa version du « Seven Nation Army » des White Stripes pour découvrir ce chanteur atypique. Si Aretha Franklin, Ray Charles, Sam Cooke, Donny Hattaway ou Marvin Gaye ont toujours été présents dans le cadre familial, si les grandes divas du jazz – Ella et Dinah, Sarah et Nina à qui il a rendu un bel hommage – font partie des meubles, en revanche pas un disque de Sinatra dans la discothèque maternelle ! Il était temps pour celui élevé à la grande école du gospel, révélé dans le mouvement de la nu soul, de se mesurer à cet Himalaya. A sa manière, toute singulière.
« On ne se mesure pas à un tel monument. Impossible de faire un hommage en mode jam, juste pour être cool. Je voulais raconter mon histoire à travers ses musiques. Que ce soit incarné ! C'est un album qui salue ce personnage, mais c'est avant tout mon nouveau disque. J'ai autre chose à exprimer.”
Ces chansons dont on semblait tout connaître, Ben se les approprie pour nous en délivrer d’autres perspectives, aux contours autobiographiques, pour nous livrer un message de paix et de mélancolie, doux et amer, voix sobre et arrangements sombres… Classieux et classique, à l’image du personnage qui les a portées au firmament. « Under my skin », le succès qui a relancé la carrière de l’étalon italo-américain, prend ainsi les atours d’un gospel crépusculaire, minimal et deep, où le Français charge les mots de tout leur sens parfois trop masqué par des arrangements certes épatants, mais un peu trop clinquants, quand Sinatra les faisait siens. « Fly me to the moon » nous fait décoller sur des beats trip-hop, « My way » et « All the way » s’appuient une production très hip-hop, low down en background. Il en passe aussi par une version dubbée de l’imparable « New York New York » et par « I Love Paris », en réaction à ce qui s'est passé dans son quartier, le 13 novembre noir. Cette version rappelle Horace Andy, tutélaire chantre du reggae à l'anglaise dont il avait d’ailleurs pris soin de prendre un disque en studio au moment de l'enregistrement. « Le reggae pour moi porte des valeurs de paix, d'où l'hommage à Paris. »
« The good life » suit le même cap, cette fois réhaussé du r&b. Quant à « Witchcraft », il en fournit une vision plus vaudou, plus en lien avec les Antilles. « Le côté Papa Legba, les sorciers, alors que Sinatra en avait fait une version “Ma sorcière bien aimée”, avec les filles ensorceleuses. »
Toute cette galette est passée au filtre caribéen, épicée et relevée à souhait, parfois plus cadencée qu'un reggae... «J’avais besoin de métisser, de faire chalouper les mélodies originelles. » Ben creuse un sillon, celui de ses origines antillaises, qui imprime une trace féconde. Une histoire de temps, de tempo différent, pour une relecture en version originale. Une histoire rétro-futuriste, où le soulman, élargit le spectre : il remonte l’horloge de ses influences tout en inscrivant ce disque au temps présent. Qu’il se retrouve sur Blue Note, après Motown, sonne alors comme une évidence ! Comme précédemment avec la maison matrice de la soul, il est fier de désormais faire partie de la maison mère du jazz. « La meilleure histoire de label américain, qui repose sur un trio. Trois, c’est d’ailleurs mon chiffre clef ! » On ne sera donc pas surpris que ce disque a été réalisé en trois mois, après trois ans de réflexions, par un trio de production : à ses côtés, Matthieu Joly et Benjamin « Waxx » Hekimian, une paire branchée musique à l'image, ont bâti cet écrin taillé pour ce grain de voix si particulier. Les techniques du hip-hop mixées aux mélodies pop, la soul en mode reggae et le swing félin du jazz, entre les lignes… Somme toute, cette production post-moderne, mais à l'ancienne, offre son cachet à cet album : le chic du vintage, à l’image de cette belle Américaine d’où tout est parti…